Histoire ~ 2{3 ans plus tard}
Le son des tambours s'élevait dans l'air pur à un rythme festif, qui faisait battre les cœurs et les mains à sa cadence. D'autres instruments à vent, à cordes pincées ou de percussions venaient s'y mêler harmonieusement pour donner naissance à un air dansant et exaltant, empreint d'un exotisme aussi charmeur et envoûtant qu'un parfum capiteux.
D'entre les cieux vides du moindre nuage, le soleil tombait de tous ses rayons ardents sur l'immense patio du palais aux murs d'un blanc éclatant, rendant l'endroit si lumineux que l'atmosphère semblait presque irréelle, comme un rêve, un mirage troublant qui semblait ne jamais prendre fin. Les lignes suaves des colonnades constellées de mosaïques aux couleurs vives allaient et venaient sous la voûte du toit, qui découpait un grand rectangle bleu pur.
A l'ombre du péristyle, à même les dalles de marbre blanc parsemées de pétales de fleurs parfumées et de draperies coûteuses, des dizaines de personnes en vêtements orientaux aussi élégants que colorés frappaient des mains en riant et modulant d'étranges cris roulés. Parmi cette assistance joyeuse circulaient de jeunes filles en robes de brocard chatoyantes, portant de larges plateaux d'argent où avaient été disposés des coupes de fruits exotiques, de divers petits pains et pâtisseries, ainsi que des boissons telles que du doogh mentholé ou du thé.
Au centre du patio, en plein soleil, se dressait la silhouette d'une petite fontaine carrée, dont l'eau claire s'écoulait dans un chant cristallin au milieu des nénuphars aux teintes pastelles. C'était traditionnellement dans le patio qu'on organisait des théâtres musicaux, en Iran. Cette école de sorcellerie nommée Djâvidân était un établissement aussi ancien que réputé pour être la meilleure école du Moyen Orient après celle de Bagdad. Située dans l'Ostan de Khorasan-e-janubi, sur le mont Shah Kuh, cette école restreinte aux classes les plus aisées offrait à cette veille des vacances d'été une fête où les parents d'élèves avaient été conviés. La coutume de Djâvidân voulant que ce soit les élèves eux-même qui fournissent le divertissement, les sorciers de première, deuxième et troisième années répondaient à cette exquise tradition pour présenter à ce public familier et clément de la musique, des chants et des danses doublées bien évidemment de leur nouveau savoir-faire magique.
Autour de la fontaine, donc, un groupe de danseurs de troisième année avaient commencé à évoluer au rythme rapide et léger de la musique. Une voix masculine s'était élevée pour entonner un chant suave ponctué d'étonnantes modulations et nuances, aussitôt rejoint par la délicieuse voix d'une jeune fille de sixième année. Le groupe était composé de sept jeunes garçons, vêtus des même costumes persans richement brodés de motifs somptueux, mais d'une couleur différente pour chacun d'eux. Pourpre, Vert, Bleu nuit, Blanc, Jaune or, Parme, Orangé. Leur "
lakke haley" était une danse qui s'exécutait avec de longs voiles moirés qu'ils avaient pour l'heure laissé drapés contre leurs bustes, les pans rejetés au-delà des épaules; Le début s'était fait rapide, les pas s'enchaînaient avec une légèreté et un accord parfait entre eux sept. Les pans de leurs tuniques ouvertes flottaient autour d'eux dans un bruissement soyeux tandis que, progressivement, les longs voiles vaporeux prenaient leurs essors en nimbant leurs propriétaires d'une étrange aura aussi dansante et captivante qu'une flamme. Les spectateurs les encourageaient de leurs applaudissements, et l'atmosphère semblait emplie de cette familiarité qu'on ne pensait trouver qu'au sein d'une famille…
Le danseur vêtu de pourpre, qui s'était retrouvé au milieu d'un cercle formé des six autres, s'était mis à tournoyer sur lui-même avec une rapidité aérienne, les mains tendues enserrant les extrémités de son voile semblable à celui d'une mariée. Un mot en langue arabe s'éleva, et des sourires vinrent fleurir sur les visages des convives lorsque le voile se transforma en volutes cotonneuses, qui allèrent dessiner de longues arabesques "
islimi", figures florales propres à la culture persane. Le tour était simple, mais l'esthétisme de la chose lui valut une large slave d'applaudissements enthousiastes.
Puis ce fut au tour du danseur vêtu de parme –le plus petit des sept- d'accomplir son tour de magie. Son large voile virevolta autour de lui, et presque aussitôt des centaines de pétales de fleurs semblèrent jaillir de ses pans, qui portés ensuite par un vent pourtant inexistant, allèrent tomber avec la douceur d'une neige colorée sur l'assemblée.
Chaque danseur proposa donc son tour au fil de la danse. Le danseur au costume vert tendre ensorcela l'eau de la fontaine, la faisant s'élever dans les airs en longs filets brillant de mille feux sous les rayons solaires, décrivant des courbes gracieuses avant de s'enfuir vers le ciel.
Puis le danseur vêtu d'un bleu profond cessa de danser en même temps que les deux chanteurs taisaient leurs voix. Les tambours martelèrent un tempo plus lent, lourd comme les battements profond d'un cœur, tandis que l'adolescent esquissait avec lenteur gracieuse des mouvements de ses mains ornées d'anneaux et de bracelets d'or, son voile de gaze bleu nuit recouvrant sa longue tresse noire de jais.
"
Siyâh shab"
Le mot farsi articulé du bout des lèvres par le danseur alors qu'il lançait en l'air son voile, eut un effet immédiat: le tissu vaporeux s'éleva alors jusqu'aux colonnades du patio, et sembla gagner en étendue et changer de texture pour aller couvrir entièrement l'ouverture du toit, ne laissant filtrer aucun rayon du Soleil. Plongés alors dans une obscurité totale, les convives murmurèrent et fouillèrent les ténèbres des yeux, sans pouvoir discerner leurs voisins ou même leurs mains.
Puis une lueur apparut, ténue et scintillante comme une luciole…ou plutôt une étoile. Née entre les mains du danseur, elle éclairait faiblement son visage empreint d'un sourire doux, et ce dernier laissa cette petite lumière s'envoler tranquillement comme l'aurait fait un petit oiseau timide.
La voix de la jeune sorcière s'éleva à nouveau, claire et belle sur le seul son d'une cithare. Le danseur joint ses mains en coupe auprès de ses lèvres, et soufflant doucement, ce furent des dizaines, puis des vingtaines d'étoiles qui s'éparpillèrent dans l'obscurité, comme s'il avait soufflé un pissenlit. Des exclamations charmées parcourent le public, qui pouvait contempler la mise en place d'un ciel nocturne poudré d'étoiles tout autour d'eux. La Vierge, le Lion, la Grande Ourse, le Dragon, la Lyre… La voie Lactée se glissait entre les colonnades et toutes ces constellations nimbaient l'endroit d'un éclat doux et bleuté. L'Hémisphère céleste boréal gravitait légèrement, reproduisant toute la mécanique cosmique à petite échelle. Ce tour de magie dura encore quelques instants, laissant la jeune chanteuse poursuivre son solo envoûtant, éclairée par Andromède, Céphée et Persée. Le charme se dissipa doucement, et le voile sombre retomba avec légèreté entre les mains de son propriétaire, laissant à nouveau le soleil déverser ses rayons lumineux à l'intérieur du patio.
"C'était un très joli sortilège, Mihran! Félicitations…"
Mihran esquissa un sourire de remerciement à un des musiciens du spectacle, et continua de défaire son interminable natte avec précaution. La fête touchant à sa fin, leur professeur d'Expression Artistique les avait autorisés à aller se changer avant de quitter le palais avec leurs parents. L'année touchait donc à sa fin, et les cours ne reprendraient que dans deux mois; et cette fois Mihran serait en quatrième année.
Ayant déjà revêtu son uniforme (qui consistait en une tunique ouverte ceinturée à sa taille et d'un pantalon, le tout du noir anthracite propre aux sorciers), il laissa ses cheveux onduler librement sur ses épaules et s'engagea au pas de course dans les immenses couloirs du palais de Djâvidân, saluant au passage les quelques élèves restants.
Lorsqu'il déboucha sur l'immense perron du Palais, encadré de part et d'autre de
pairidaeza, ces jardins à l'image de l'Eden coranique qui faisaient la joie des élèves lors des récréations. Là, à l'ombre bienfaisante d'un péristyle chargé de glycines, se trouvait toute la famille Khan. Sa mère l'accueillit avec un large sourire et ouvrit largement ses bras pour que son deuxième garçon y plonge avec l'aisance que procurait l'habitude. Elle lui caressa tendrement ses cheveux, et déclara d'une voix amusée:
"Tu étais superbe, mon chéri…
_Oh oui Mihran, tu étais la plus jolie de toutes les fi…"
La plaisanterie de Herayir fut coupée par le regard faussement boudeur que lui lança Mihran (parce qu'en fait ce genre de remarque l'amusait beaucoup), et celui réprobateur de son père, qui caressant sa barbe machinalement, reprit d'une voix profonde:
"Ton enchantement était très beau, et je suppose que tu t'es entraîné longuement pour le maîtriser de la sorte…"
Mihran s'extirpa du giron de sa mère et hocha la tête avec un large sourire, avant de répondre doucement:
"Notre professeur nous a beaucoup aidé pour ce spectacle. Je suis content que ça vous ai plu!"
En terminant sa phrase, il se pencha pour contempler les deux fillettes de six et quatre ans qui se tenaient sagement aux côtés de leur mère:
"Anahita, Shirin…vous vous êtes bien amusées? ^^
_Voui! S'exclama la première d'un air enthousiaste. Moi aussi je voulais danser comme toi, grand frère!"
Laconique, la petite Shirin tendit ses petits bras vers Mihran qui répondit bien volontiers à son souhait impérieux, et la hissa dans ses bras avec douceur. Il lui caressa tendrement ses cheveux noirs mi-longs, avant de s'adresser d'une voix basse à Herayir:
"Dis-moi…tu ne devrais pas être au Ministère?
_Mihran, Mihran, rigola légèrement le jeune homme en secouant la tête. Tous les ministres et toutes les secrétaires du monde ne sauraient m'empêcher de venir te voir.
_Ah…merci Herayir, répondit avec un large sourire son cadet, ses yeux verts étincelants d'une reconnaissance sans fond. Et tu vas rentrer à la maison avec nous, n'est-ce pas?"
Cette fois le sorcier secoua négativement la tête, et croisa les bras sur sa poitrine en affichant un air contrarié:
"Je n'ai eut droit qu'à une journée de congé, malheureusement. Il semblerait que Téhéran ait du mal à se passer de son secrétaire le plus charismatique ^^!
_C'est dommage, renchérit sa mère en ajustant machinalement le voile qui couvrait ses cheveux. Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas tous retrouvés autour d'une table.
_Je pense que Herayir trouvera un moyen de se libérer prochainement, intercéda Arakel Khan avec un léger sourire. Il est étrangement doué pour embobiner ses supérieurs.
_Charismatique et manipulateur hors-pair, oui, c'est bien moi…"
Un rire léger se répandit dans la famille qui empruntait alors tranquillement la longue et large allée de gravier blanc qui menait aux grilles du palais. La conversation s'écoula comme un cours d'eau paisible, jusqu'à ce que le pater familias n'extirpe un parchemin roulé d'un pli de sa tunique de brocard, et ne la tende à Mihran:
"Excuse-moi, j'avais faillit oublier de te rendre ton bulletin…
_Ah…? Ils ont du les remettre au cours de la cérémonie, non?
_Effectivement, et j'ai été agréablement surpris. Vois par toi-même"
Le jeune sorcier esquissa un hochement de tête en déroulant doucement le rouleau de parchemin ocre, et lut attentivement les caractères arabes dont les douces lignes recouvraient la feuille. Un sourire fleurit sur ses lèvres lorsqu'il termina sa lecture; sans grande surprise pour lui-même, ses meilleures notes se profilaient en Astronomie, en Botanique, en Sorts et Enchantements (quoiqu'il avait eut quelques difficultés lors de sa première année…) et bien entendu dans son option d'Expression Artistique. Même ses pires ennemis –à savoir Vol et Potions- s'étaient montrés particulièrement clément dans leurs notes et appréciations.
"Mais tu es un petit fortiche, Mih-Mih…"
Sentant le bras de son frère s'enrouler autour de ses épaules, Mihran coula un regard de côté vers son aîné qui observait avec attention le bulletin, un sourire taquin aux lèvres.
"Je vois maintenant pourquoi tu as choisi un pareil enchantement pour ta danse. Tu as la moyenne maximale en Astronomie, bravo!
_Merci!
_Mais je ne te félicite pas pour le balai volant, répliqua en riant le grand brun. Tu ne me fais pas honneur, petit mollasson!
_Herayir, arrête d'embêter ton frère.
_Chef, oui Chef!
_Herayir…"
Monsieur Khan capitulant d'un soupir face au sourire éblouissant de jovialité de son fils, ce dernier reporta son attention sur Mihran et lui glissa sur un air de confidence:
"Amusez-vous bien à la maison, ce soir. Avec un peu de chance, la prochaine fois que je viendrais, ce sera avec ma petite amie…
_Tu as une petite-amie, maintenant? Murmura précipitamment le cadet en fronçant les sourcils.
_Oui, et ne prend pas cet air sceptique je te pris! Elle est secrétaire à l'ambassade allemande de Téhéran…Eva Rosenberg.
_Elle est allemande, donc?
_Tout ce qu'il y a de plus germanique: immense, blonde, belle. J'ai hâte de vous la présenter…"
Herayir émit un rire léger en contemplant la mine perplexe de son cadet, et déposa un baiser sur sa joue avant de claironner:
"Mais ne t'en fais pas, tu resteras toujours ma petite chérie, Mihran!
_Herayir…!
_Oui Chef, 'j'arrête-d'embêter-mon-frère', sur le champ, Chef!
_Quand est-ce que tu arrêteras de faire ton gamin?!
_
Niemalllls!!!"