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"Lo canto al ritmo del dolce tuo respiro…E primavera, sara perche ti amo…Cade una stella…Ma dimmi dove siamo…"
Death Mask soupira longuement, avant de se remettre à fredonner l'air de cette chanson qu'il avait entendu il y a bien longtemps, en Sicile. Ses mains suivaient des mouvements lents, attentifs et adroits. Les mèches de cheveux ruisselaient entre ses doigts, soyeuses et éthérées, se parant des reflets qu'offraient la lumière du soleil.
Il ne savait pas vraiment pourquoi il faisait ça. Il n'était pas obligé, mais dans un certain sens, ça lui faisait… plaisir.
Il aimait bien natter sa chevelure et la soigner, puisque personne d'autre ne le faisait. Et il chantait toujours en faisant ça, par habitude sans doute. Peut-être parce qu'autrefois, il coiffait souvent sa petite sœur ainsi…
"Tu sais, si tu n'as pas envie de subir ma voix de sale rital, il faut le dire…"
Silence, encore et toujours.
Death Mask y était habitué, mais quelques fois il sentait son calme s'émousser inexorablement. Il ne voulait pas commettre l'erreur de se mettre en colère ici, alors dans ces moments-là, c'était son appartement qui encaissait.
L'homme aux yeux cobalt poussa un soupir discret, puis son visage s'empreint d'une certaine mélancolie, alors qu'il contemplait le visage de la personne recroquevillée sur elle-même, visiblement insensible à ses paroles ou à son chant. Comment pouvait-il oser perdre patience? Il ne pouvait se payer le luxe de se plaindre. Il n'était qu'un imbécile. Un imbécile fini…
"Pardonne-moi."
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…Les larmes que je vois, ce sont celles de ton cœur…
…Ne sois pas triste…
…J'aime tant voir ton sourire…
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Une tâche rouge, vaguement ronde. Quelques traits jaunes épars, sans figuration précise.
Angelo suivait avec attention les mouvements désordonnés du feutre sur le papier quadrillé, comme d'habitude. Il espérait toujours y trouver des significations profondes, "subconscientes", comme lui avait dit Mû. Pourtant il ne voyait rien à travers ces gribouillages enfantins, totalement abstraits. Sauf que certains motifs revenaient parfois, mais cela était probablement le fruit du hasard…
Il devait être près de onze heures du matin. La rumeur d'animation de la ville se faisait entendre comme un bourdon discret, alors que le chant de quelques petits oiseaux embaumait l'air comme le plus doux des parfums. A présent, il était lui-même adossé au montant du lit, une jambe pliée en travers du lit et l'autre pendant dans le vide, et ses bras enlaçant les reins du corps svelte calé contre son torse.
Il se pencha un peu en avant, son menton frôlant imperceptiblement l'épaule à demi-nue qui se mouvait sous les coups de feutres assenés à la feuille. Une de ses mains quitta son poste de ceinture pour aller saisir le feutre rouge qui venait d'être abandonné, pour en ôter le bouchon d'un mouvement de pouce.
"Attends…"
Il esquissa sur le rond rouge trois traits fins à gauche, puis à droite, et en rajouta deux autres plus épais, en vague forme de goutte, à son sommet.
"Regarde, c'est moi!"
Ajouta-t-il d'une voix rieuse en tapotant le dessin de crabe du bout du doigt, sans obtenir de réponse ou une quelconque autre réaction. Il n'en fut pas pour autant démonté, et il continua d'observer la fine main tracer de grands traits bleus le long de la page en appuyant plus que de raison sur la mine. Une ombre de sourire plana sur ses lèvres, qui effleuraient la peau opaline de la nuque du dessinateur, avant qu'il ne reprenne la parole avec douceur:
"Tu m'appelais toujours 'le Crabe' quand on avait douze ans, tu t'en souviens? Après aussi, mais j'y étais déjà habitué…et puis je te rendais bien la monnaie de la pièce, hein, Morue…?"
Toujours aucune réponse. L'espoir d'en obtenir une s'affaiblissait de jours en jours, inexorablement, comme la fragile flamme d'une bougie.
Il souhaitait quelque chose, juste un mot, n'importe quoi, même un regard explicite le remplirait de joie.
"Bonjour".
Il se souvenait d'avoir souvent rêvé de ce simple mot jailli d'entre ces jolies lèvres résolument closes. Et cela demeurerait certainement du domaine du rêve…cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas entendu sa voix. Et même un an plus tôt, il n'aurait jamais pensé qu'elle lui manquerait si cruellement…
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…J'aimerai pouvoir te parler …
…Oui, j'aurai tant de choses à te dire …
…Mais par quoi commencer…?
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Ses pensées étaient bien moroses, aujourd'hui…et elles déteignaient sur ses paroles. Or, c'était contraire à l'ordre qu'il s'était fixé: toujours avoir l'air joyeux et être de bonne humeur dans cette chambre. Il avait toute la nuit pour exprimer librement ses vraies émotions, au fond de son lit.
Death Mask se remit à parler gentiment, après avoir poussé un bref soupir amer:
"Pourquoi ne pas dessiner les fleurs que je t'ai apportées?"
Il tourna son regard vers le vase empli de fleurs qu'il avait soigneusement choisi chez le fleuriste ce matin même. Des roses, bien sûr. Il savait depuis toujours que c'était ses préférées, mais quant à la couleur…il avait essayé toutes celles disponibles, et c'était donc un vrai feu d'artifice qui éclatait sur la table de chevet: du blanc, du jaune vif, du rose, mais surtout du rouge sombre et du pourpre paraient les robes soyeuses des fleurs, accompagnées de quelques tiges de minuscules fleurs blanches. Il trouvait l'ensemble plutôt plaisant, mais ce n'était pas à lui de trancher…
Il détourna son regard des roses pour les reporter sur le seul juge véritablement compétent, qui lui avait déposé ses feutres pour fixer un point invisible sur sa feuille de dessin, sans prêter la moindre attention à Angelo ou son bouquet de roses.
L'Italien resta silencieux un bref instant, scrutant ce visage passif et détaché, ces épaules qui lui donnaient un air vulnérable, et cette chevelure fluide dégringolant délicatement son dos jusqu'aux reins.
Parfois, les fleurs parvenaient à capter son attention, mais dans le sens espéré: après un bref instant de contemplation, une véritable tempête se déclenchait, et dans ce cas-là, elles finissaient toujours en miettes…
Il ne comprenait pas les raisons de cet acte. En fait, il ne comprenait plus rien…
Il était maintenant dans un monde où la raison ne régnait plus.
Angelo esquissa un sourire triste, profitant du fait qu'on ne pouvait pas le voir, et raffermit doucement la prise de ses bras autour de ce corps à la peau glacée, en osant caler le menton au creux son épaule.
Est-ce qu'il subirait le même sort que ces roses s'il parvenait à attirer son attention…?
***
…Dis…
…Si je te le demandais, resterais-tu toujours avec moi…?
…Je ne veux plus être seul…
…Ne pars pas…S'il te plaît…
…S'il te plaît…
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Le café était noir et corsé. Sans sucre.
Adossé au mur du couloir, aux côtés de la machine à café, Death Mask regardait sans les voir défiler des gens vêtus de blanc, d'autre de bleu clair. Ces deux couleurs étaient omniprésentes ici mais avaient-elles une symbolique précise? Il n'en savait rien.
L'Italien vida d'un trait sa timbale, puis la considéra pensivement en la faisant tourner entre ses doigts. Une horloge murale –elle aussi bleu clair- indiquait midi et demi. Durant la "pause déjeuner", il ne pouvait pas rester dans la chambre, et quand cette funeste heure sonnait, on venait le prier aimablement d'aller voir ailleurs…
Donc, il restait à errer comme un tigre chassé de son territoire dans le corridor, ou à la cafétéria pour engloutir un maigre lunch.
Dans environ une demi-heure, il pourrait y retourner. Alors il attendait, nerveux, se demandant toujours ce qu'il pouvait bien se passer derrière cette porte si lointaine. Il avait longtemps harcelé le malheureux responsable, sans pouvoir obtenir une quelconque autorisation. Il n'avait pas insisté, sinon on lui aurait définitivement fermé les portes…
Alors en attendant, il s'inquiétait, et se posait une bonne centaine de questions étranges, voire stupides. Il n'arrivait pas à se changer les idées…
"Une vraie maman-poule, hein…"
Death Mask jeta sa timbale dans une poubelle proche, avec un grognement agacé.
C'est ce que lui avait dit Shura, la veille.
***
Silence.
De nouveau cet enfer blanc.
Les roses sont si belles
Silence.
Plus personne…
La porte s'ouvre.
Ô cruel Tartare aux Remparts d'Airain…
Ce n'est pas lui.
Encore cette autre.
Il ne veut pas.
Silence.
Un plateau sur ses genoux. Quelques mots mielleux pour l'encourager à manger.
Il ne veut pas.
Si belles roses, mais si rouges…
Cette autre doit partir.
Ce n'est pas lui, pas lui.
Qu'elle parte, vite.
Comme le sang…
Il ne veut personne d'autre que lui.
Ouvrir la bouche. Obéir, pourvut que cette autre parte, et que lui revienne, vite.
Silence.
Assez de ça.
Mais tellement belles…
Le poids chaud quitte ses genoux.
L'autre s'en va. Mais la porte ne se referme pas.
Plein de bruits. Des voix.
Mais personne ne vient.
Où est-il?
***
Angelo se frayait un chemin entre les passants du couloir, luttant contre l'envie prenante de se mettre à courir, juste pour rejoindre la chambre plus vite. Une attitude inutile et puérile.
Son bel oiseau n'allait pas s'envoler…les barreaux de sa cage étaient trop solides.
Il avait eut le temps, pour se rasséréner, de planifier tout l'après-midi: ils allaient le passer à l'extérieur, en commençant par une balade dans la cour, il lui parlerait encore des derniers potins du Sanctuaire et ils profiteraient un peu du soleil printanier. Il l'emmènerait ensuite dans la serre toute proche qu'il avait découvert par hasard il y avait peu de temps.
Ils devraient être de retour pour cinq heures, lui avait prévenu le chef de service. En allant le voir dans son bureau pour négocier cette promenade, il avait du longtemps parlementer en retenant les vagues de colères qui lui léchaient parfois les lèvres de l'intérieur. Bon, il avait laissé échapper une très, très légère menace, mais au moins il avait obtenu son accord. Sauf que cela lui avait pris plus de temps qu'il ne l'aurait crut, et il craignait sourdement de se faire attendre, bien qu'une petite voix lui souffla qu'il se faisait beaucoup trop d'idées.
Il arriva en trombe devant la porte de la chambre, et manqua de heurter de plein fouet la jeune femme qui venait d'en sortir, un plateau-repas encore bien garni sous un bras.
"Oh, pardon." Grommela-t-il en se reculant d'un pas, et ôtant ses mains qu'il avait, par pur réflexe posé sur les bras fins de la demoiselle pour l'empêcher de faire chuter son fardeau en équilibre précaire.
Un sourire aimable accueillit son excuse, et un peu étonné, il se prit à détailler un peu plus cette jeune femme. Elle ne devait pas avoir plus d'une vingtaine d'années, elle portait une blouse blanche soigneusement ajustée à sa taille -relativement petite-, et ses cheveux noirs coupés au carré bouclaient légèrement à la base de sa nuque. Son visage, plutôt rond et agréable, était illuminé d'un sourire inextinguible qui réduisait ses yeux à deux simples fentes noir anthracite mais aussi brillantes qu'un ciel étoilé.
"Il n'y a pas eut de mal, heureusement! Vous aviez l'air pressé d'entrer, Monsieur!"
Monsieur. Il n'avait pas encore l'habitude d'être appelé comme ça…lui avait toujours été Angelo, ou Death Mask, ou Saint du Cancer, ou encore…le Crabe. Mais très rarement Monsieur. C'était presque amusant.
"Ah…heu, oui…enfin, non." Répondit-il avec un semblant de sourire, oubliant de jeter un œil à l'intérieur de la chambre dont la porte était restée entrebâillée, inexplicablement captivé par le sourire rayonnant de la petite dame. "Vous êtes nouvelle, je me trompe…?"
Elle acquiesça et désigna du doigt le badge flambant neuf qu'elle portait autour du cou, et qui présentait sa photo, quelques renseignements alpha-numériques, et son nom: Ariane Laklos.
Death Mask resta pensif un bref instant, écoutant d'une oreille distraire la jeune demoiselle expliquer le pourquoi de sa mutation dans cette partie du bâtiment, comme si elle avait affaire à un supérieur hiérarchique. Une jolie fille. Ca faisait longtemps qu'il n'avait pas posé les yeux sur la moindre représentante de la gente féminine. Cinq mois, sans doute. Hm. Cette dénommée Ariane méritait réflexion…
"Dites-moi, Monsieur…" fit-elle soudainement, ses joues rondes rosissant légèrement. "Cela fait quelque temps déjà que je vous aperçois tous les matins à l'entrée…vous venez vraiment tous les jours?
_Oui, répondit Angelo, pris de court par cette question. Pourquoi?
_Heu, voilà…pardonnez-moi d'être aussi directe, mais…ça vous dirait qu'on se voit…au dehors? Demanda-t-elle dans un décrescendo de voix impressionnant, avant d'ajouter dans un sursaut: bien sûr c'est juste une proposition, ce n'est pas grave si vous avez d'autres projets, je comprendrai parfaitement…"
L'Italien haussa les sourcils de surprise, mais parvint tout de même à garder suffisamment de contenance. Il ne s'était pas attendu à ça. Un rencard…soit, mais quand?
Cette petite question lui fit rapidement revenir les pieds sur terre. Le 'quand' était le plus gros problème.
Il venait tous les jours ici pour lui tenir compagnie, alors un jour d'absence pourrait…enfin, le remarquerait-il seulement? La petite voix lui soufflait que non.
Après tout…même Shura lui avait conseillé de se détendre un peu…
"Et bien, je…"
La phrase d'Angelo fut coupée par un éclair vert et rouge qui passa juste sous le nez d'Ariane. Cette dernière poussa un cri de frayeur de bondit en arrière, avant de poser les yeux sur ce qui avait manqué de peu de la toucher, et eut un hoquet étranglé en identifiant le projectile.
Une rose.
Death Mask aussi fut médusé, mais lui ne tarda pas à comprendre ce qu'il venait de se passer, et il se tourna d'un bloc vers l'intérieur de la chambre, à la fois suffoqué et en colère:
"MAIS QU'EST-CE QUI T'AS…"
***